Comme une gueule de bois...

... une longue gueule de bois.

Entre quatre murs, entre deux visites d'infirmières agréables comme des portes de prison, entre deux visions angoissantes de camarades engloutis dans les eaux, la convalescence d'Igor Khremkin ressemblait a une longue gueule de bois...


Combien de temps a-t-elle duré ? Igor a l'impression qu'elle dure depuis des lustres, depuis avant le Déluge. Pourtant elle ne date que depuis son dernier naufrage, c'était le, en... décidément, Igor n'a plus toute sa mémoire...

La mémoire se libère de détails qui n'ont finalement que peu d'importance... Mais pour ce qui est de la navigation, du circuit électrique du Schuka X ou de la consommation a vitesse de croisière en immersion périscopique, il n'avait rien oublié.

Mais surtout, ce qu'Igor n'avait pas oublié c'était la fraternité de ses camarades de la PSS.


Sebastopol n'a pas beaucoup changé, toujours le même bar a marins, la capitainerie tatillonne et ce grouillement incessant de soldats en tous genre. Ça ne sera pas facile mais Igor est bien décidé a mettre la main sur ses vieux camarades...

Alors capitaines Aleks Pavlovich et Viktor Karpov, où vous cachez vous ?

Le jour se levait à peine.Les vagues venaient s'écraser sur le pont d'observation du submersible Soviétique qui fendait la mer à toute allure.
 Vissé sur ses jumelles, le Vice-Amiral Pavlovich scrutait l'horizon tant bien que mal.Le ballant de la houle secouant l'équipage de bas en haut,de gauche à droite, il se savait observé et attendu.


_"Soyez vigilant.L'ennemi n'est jamais loin et souvent en nombre.La moindre erreur et on se retrouve avec une armada de destroyers au-dessus de la tête.Le trophée Soviétique est bien trop beau pour ces capitaines et je ne compte pas leur offrir."


 Sans lever les yeux de leurs jumelles, les mâchoires des matelots de quart en observation se raidirent.Le silence était de mise malgré le bruit assourdissant des vagues se rompant sur la coque du classe Dekabrist. Tout ceci ne durera que quelques minutes avant qu'un sous officier ne fasse son apparition :


_"Camarade Commandant, un message crypté de Moscou nous parvient...Il laissa un blanc avant d'ajouter à demi-mot....Il vient directement du Camarade Amiral Kouznetsov"

 Tous savait que cela pouvait être à double tranchant. Aleksandr posa enfin ses jumelles avant de regarder le jeune sous officier et lui glisser un sourire en coin.


_"Quand Moscou vous appelle il ne faut pas trainer..."


 Assis seul dans sa cabine, le message crypté dans une main, le coffre contenant les codes de traduction ouvert, Aleksandr passa quelques minutes avant de le transcrire :


"Sur ordre direct de l'amiral Nikolaï Guerassimovitch Kouznetsov,

Il est demandé au Camarade Vice-Amiral Aleksandr Mikhaïlovitch Pavlovich d'intégrer sur le champ l'équipage du ShChuka X du Camarade Commandant Igor Khremkin stationné sur Sébastopol.
Toute objection sera refusé et conduira son auteur en camp de rééducation.

Au nom du Camarade Staline,
Terminé"


 Igor...Voilà des années que les deux amis avaient été séparés suite à un accident en pleine mer. Il avait beau être plongé dans un coma depuis plusieurs années, Aleksandr avait fait le deuil de son ami de longue date.Le savoir de nouveau sur pied et prêt à reprendre la mer le bouleversa...Les vieux souvenirs de leurs premiers faits d'armes se mélangeaient dans son esprit.Les filles.Les bars.Les beuveries ensemble après être rentré de mission.C'était il y a si longtemps.Tout restait brouillé dans son esprit...Igor...Mon ami...


_"Camarade Frinovski! Veuillez transmettre ma réponse à notre Camarade Amiral."


 Un jeune officier traversa le compartiment séparant la cabine du commandant au poste radio un mémo à la main.
 Quelques minutes plus tard un papier à entête se posa sur une pile d'autre papiers tous barré d'une diagonale "Top Secret".Sur celui-ci était succinctement inscrit quelques mots :


"Informations reçues
 Chasse en cours.Cible toujours en visuel
 Terminé"

Un sous marin presque neuf, un équipage expérimenté qui sait faire plus que se tenir au garde a vous et ce gout salé de la liberté. Igor touillait la peinture rouge vive qui lui servirait a baptiser son navire, ce navire qu'il pensait etre une illusion surgie de ses délires fiévreux mais aujourd'hui bien réel.


Depuis des semaines il avait inspecté encore et encore le bâtiment, posé des questions pièges, organisé de faux départs, étant partout comme si il était derrière chaque marin. Il avait fait charger et décharger 2 fois les torpilles, vidé la cuve de fuel pour la remplir aussitot. Le cuisto a cru qu'il était fou quand il a du lui faire l'inventaire précis de chaque ustensile et provision embarquée... Dans les bars du port on s'est mis a raconter l'histoire du capitaine qui a fait compter le nombre de lentilles a son cuisto.

A ses officiers il réclamait des rapport bi-quotidiens, donnait des ordres contradictoires pour tester leur loyauté, leur imposait une charge de travail qu'un Zek du goulag trouverait inhumaine.

Lors d'un exercice de tir de nuit en Rade de Sebatopol, Igor avait jeté a l'eau son Second en criant  "Un homme a la mer, exercice de sauvetage, vous avez 2 minutes pour le ramener !"... L'équipage a mis 4 minutes... Tous furent punis, sauf le Second

Et quel accoutrement ! Dès son arrivée au poste de garde le planton lui a signifié le caractère non règlementaire de son uniforme. L'URSS du Petit Père des Peuple n'aime pas l'anticonformisme... c'est un euphémisme. Pourtant Igor continue de porter sa vareuse d'avant guerre et une casquette dont l'insigne ne porte pas de faucille ou de marteau... Et la police militaire ne dit rien, pas plus que le commissaire politique...


Tous détestait cordialement Igor... Les murmures de l'équipage se traduisait par cette interrogation: "Mais pourquoi ils l'ont sorti de l'hosto ?"


Ce rythme infernal et tyrannique n'était interrompu que par les visites au bar de la flottille ou au bureau du NKVD...


Ces rares temps de repos pour l'équipage étaient source de toutes les rumeurs. Ce capitaine migraineux et insomniaque passe beaucoup de temps dans un bar alors qu'il ne boit plus que du thé depuis son hospitalisation...


Et qui passe autant de temps au bureau du NVKD ? Ceci explique peut etre pourquoi le commissaire politique ferme toujours les yeux sur ses actes ou ses tenues.


En sélectionnant le plus beau pinceau Igor convoque son Second pour lui signifier sans émotion le départ pour le surlendemain a l'aube... Il faut bien que la peinture sèche... Tandis qu'il baptisait son navire, le Second entendait Igor parler seul:


- Aleks et Viktor, mes chers camarades, je vous ai retrouvé, et j'ai ce qu'il faut pour vous suivre jusqu'en Enfer...


C'est lors de l'appareillage que l'équipage découvrir qu'ils servaient désormais sur le